La voix de Madonna est douce comme le velours, mais chacun des mots qu’elle prononce a la dureté du roc.
Ses paroles racontent une vie obsédante, qui a déchaîné l’amour et la haine, les passions comme les critiques. « C’était mon destin, tranche-t-elle, appuyant chaque syllabe. Et je l’ai accepté. Parce que c’était mon devoir. Je l’ai accueilli, parce que c’est le voyage qui m’était réservé sur cette planète. » Pionnière et défricheuse, diva et pop star : après quarante ans de carrière, la chanteuse prépare aujourd’hui son retour sur scène, tout en poursuivant un projet de film autobiographique.
Notre rencontre a lieu par une après-midi d’hiver, dans un endroit tenu secret au nord de Brooklyn, à New York. Le ciel est gris et la rue, silencieuse. Arrive un van noir, dont descend une silhouette menue. Dissimulée sous une capuche noire, elle ne laisse apparaître que quelques tresses cuivrées. Une poignée de secondes plus tard, cette Alice au pays des merveilles version gothique disparaît derrière la porte d’un entrepôt. À l’intérieur : des clowns, des artistes, des danseurs, des top models, des maquilleurs, des coiffeurs, des stylistes et des machinistes. Pendant deux jours, tout ce petit monde s’affaire auprès de la star jusqu’à 4 heures du matin. Ensemble, ils donneront vie au projet des photographes Luigi & Iango : un regard artistique sur la carrière, les valeurs, la créativité et les bravades d’une étoile qui, non contente d’avoir changé la face de la pop music, a bouleversé le cours de notre monde – lui imprimant, à la façon des astres, une nouvelle trajectoire.
Quatre décennies de chansons, de provocations, de succès, de critiques et de triomphe. À quel prix s’est fait tout cela ?
Comment pourrais-je le quantifier ? Évidemment, je pourrais répondre que ça m’a coûté plusieurs milliards. Mais ensuite ? Des milliards de quoi ? Comment mesurer les risques que j’ai pris, comment chiffrer mon parcours artistique ? J’ai consacré tout mon temps, toute mon énergie à me battre et à travailler pour une chose à laquelle peu de gens voulaient croire, quand ils ne pensaient pas que j’étais folle ! Ce qu’il m’en a coûté ? L’absence de repos, le renoncement à la sécurité, la fin de la tranquillité, le manque de sommeil et de sérénité mentale, l’impossibilité de passer assez de temps avec les personnes que j’aime. Pourtant, c’était bien cela, le voyage que je devais faire, et c’est donc la rançon que j’ai décidé de payer. Je m’en suis acquittée jusqu’au dernier centime.
Au cours de votre carrière, quelles ont été votre plus grande victoire et votre plus grande défaite ?
Il y a deux questions. Veuillez choisir et ne m’en poser qu’une à la fois.
Votre plus grande victoire ?
D’être parvenue à accompagner mes enfants là où ils en sont aujourd’hui. C’est la plus belle des médailles.
Et la plus dure défaite ?
Je ne ressasse jamais les échecs. Tout ce qui nous arrive est une victoire, même si – et peut-être surtout si – on le conçoit comme un échec.
Je voudrais discuter avec vous du projet artistique de Luigi & Iango. Commençons par le portrait de la Vierge Marie, la Madone, représentée sur la couverture. Vous avez souvent fait l’objet d’attaques de la part de l’Église catholique…
Regardez bien l’image : je suis couronnée, habillée d’une robe somptueuse et je me tiens sur un autel. Vous savez dans quel état d’esprit j’étais ? Je me sentais livrée en pâture, fragilisée. Ce n’était qu’une photo, prise en studio, pourtant elle m’a ramenée à Rome, lorsque j’ai été durement critiquée par le Vatican. J’ai grandi dans une famille catholique, et être attaquée par l’Église a été un choc : avec mon travail, j’essayais simplement de faire le bien, mais ça leur échappait. J’ai tout de suite su que le problème venait d’eux, et non de moi. Ils n’avaient pas compris que mes chansons rapprochaient les gens, qu’elles leur donnaient la liberté de s’exprimer. Je ne faisais qu’appliquer les enseignements de Jésus. Mes détracteurs étaient des hypocrites.
Vous avez été l’une des premières artistes à célébrer toutes les différences. L’icône de la Vierge Marie sur la couverture semble représenter un reflet, un symbole de douleur, d’inclusion. Un sentiment de maternité et d’acceptation de la diversité.
Vous savez, lorsque je n’étais personne, sans argent et sans rien à manger, ceux qui m’ont soutenue et m’ont accueillie, ceux qui ont pris soin de moi, c’étaient les personnes issues des minorités ou LGBTQI+. Comment aurais-je pu ne pas les soutenir ? Plus le temps passe, et plus je comprends que mon rôle consiste justement à donner une voix à tous ceux qui sont marginalisés.
Il y a une image assez provocatrice : une Cène où tous les hommes ont été remplacés par des femmes…
L’idée vient de Luigi & Iango et j’ai trouvé que c’était un point de vue très intéressant. On insuffle une énergie toute féminine dans un univers traditionnellement représenté comme exclusivement masculin.
Aujourd’hui, quel est votre rapport à la religion ?
Selon moi, il est primordial d’avoir une pratique rituelle et une vie spirituelle. Une religion sans entendement, sans conscience, sans questionnement et sans ouverture vers l’autre, ce n’est pas de la religion. Je ne souscris pas aux groupes religieux qui excluent les autres, ou qui sont extrémistes sous quelque forme que ce soit. Cependant, je respecte toutes les religions et j’encourage les gens à se pencher sur leur système de croyances. Il faut comprendre et étudier les livres saints et comprendre leurs rituels, car sinon, ce ne sont que des dogmes et des règles, et la pratique devient un exercice vide de sens. Quel est mon rapport à la religion aujourd’hui ? Je cultive ma spiritualité. Cette conduite ne vaut que pour moi, je ne cherche pas à ce que tout le monde l’adopte. Mais il me semble important que chacun développe une relation à l’âme, à la force spirituelle, quel que soit le nom qu’on lui donne. Il me semble tout simplement impossible de survivre et de traverser la vie sans être connecté à l’idée d’un pouvoir supérieur et d’une force énergétique – de nombreuses forces même. Il existe, je crois, un monde métaphysique et mystique dont nous faisons tous partie et auquel nous devons rester reliés.
Sur une autre image, on vous voit représentée comme une poupée fragile, un jouet sur le point de se casser.
À nouveau, je n’ai fait que suivre l’idée des photographes. Mais j’y ai vu une métaphore de la fragilité de l’existence des femmes, une vulnérabilité qui découle de notre éloignement de la véritable puissance du féminin. Cette distance nous donne l’impression d’être des poupées détraquées.
Vous est-il déjà arrivé de vous sentir ainsi ?
Plus d’une fois. L’inverse me paraît impossible. On ne peut pas être artiste sans avoir jamais ressenti un sentiment de blessure ou de fêlure. C’est le propre de la vie et personne n’est épargné.
Une autre photo vous montre entourée de toreros, suspendue à un câble, malmenée par ces hommes. Faut-il y voir une réflexion sur le patriarcat et la misogynie qui continuent à caractériser nos sociétés ?
C’est une bataille incessante. Je m’y attaque au quotidien, à coups de poing, mais il y a de la résistance. Cette photo en offre une image parfaite. Je suis suspendue, et mes pieds touchent difficilement le sol. Les toreros qui m’entourent ont de longues griffes, acérées comme des couteaux. En plus, ils portent des masques qui empêchent qu’on les reconnaisse. Tous ces éléments convoquent une sensation de danger. Et on y voit la bataille que chaque femme doit livrer contre le monde patriarcal dans lequel elle vit, un monde qui essaie de nous coincer dans différents angles, un peu comme dans une arène de corrida.
Cette bataille est-elle en passe d’être gagnée ?
Malheureusement non. Ce serait même l’inverse : on a l’impression de revenir en arrière. Sinon, comment expliquer qu’aux États-Unis, on soit à nouveau en train de débattre de la liberté des femmes à disposer de leur propre corps ?
Êtes-vous quelqu’un de pessimiste ?
Non, je suis et je reste optimiste. Comment aller de l’avant, sinon ?
Sur une autre image, vous êtes photographiée avec un violoncelliste. Vous avez aidé à révéler beaucoup d’autres talents. Aujourd’hui, quels artistes aimez-vous ? Qui sont ceux qui vous inspirent ?
Question difficile. J’admire les artistes qui ont le courage de raconter des histoires vraies, qui n’ont pas peur de montrer leur vulnérabilité. Je suis une grande fan de Kendrick Lamar. C’est un artiste exceptionnel. Ses paroles sont fulgurantes. Il raconte les violences, la drogue, l’absence de pères : toutes les plaies d’une génération. Je pense que c’est assez nouveau. Il a mis dans son dernier album toute la douleur et la vérité qui l’habitaient, dans une démarche puissante d’introspection. J’aime les artistes qui savent marier pop et profondeur de la culture.
Nous en arrivons à cette image où l’on vous voit dans la peau de Frida Kahlo, au côté d’un homme. L’artiste peintre mexicaine a été un phare qui vous a guidé tout au long de votre carrière…
J’ai découvert Frida Kahlo quand je n’étais qu’une adolescente. Je suis restée fascinée par son histoire, avec cet accident qui a été l’événement déclencheur de sa carrière de peintre, en l’immobilisant dans un lit durant des années. Son père lui apportait de la peinture et des pinceaux, et elle a réussi à apprendre à les utiliser au prix d’un énorme effort. Sa capacité à métamorphoser la douleur en beauté m’a subjuguée. Plus jeune, j’étais une marginale, mais Frida Kahlo m’a fait comprendre que, quelle que soit notre place dans la société, il nous est possible d’en faire quelque chose de beau.
Dans cette série de photos, on trouve de très nombreux clowns. Pour quelle raison ?
Le clown est un personnage paradoxal que j’affectionne particulièrement. Il s’habille, se peint le visage, monte sur scène, et fait rire les gens. Pourtant, on ne peut s’empêcher de percevoir en lui une étrangeté, une part d’ombre, de tristesse. On se rend compte de la peine qu’il se donne pour amuser les autres. Et lorsqu’on prend conscience de la difficulté de la tâche, on en vient presque à pleurer. Le destin du clown, c’est celui de l’artiste : jouer son numéro, faire rire, et en même temps, laisser entrevoir des sentiments opposés. Cette juxtaposition m’attire depuis toujours.
Parlons de vous, de votre vie. Vous avez une famille nombreuse. Comment fait-on pour concilier le rôle de mère et la carrière d’artiste ?
C’est ce qu’il y a de plus dur. C’est le numéro de clown le plus difficile à réussir. Encore aujourd’hui, je peine à comprendre comment on peut y arriver. Qui que l’on soit, faire des enfants et les élever est une œuvre d’art. Personne ne vous donne le mode d’emploi, on doit apprendre de ses erreurs. C’est un travail qui nécessite énormément de temps, et qui est épuisant car il n’y a jamais de trêve.
Parmi vos enfants, il y a des artistes. Comment vit-on le fait d’évoluer dans une tribu aussi créative ?
Voir chacun trouver sa voie, c’est ce qui me rend le plus heureuse. Je n’ai jamais poussé Lola [le nom de scène de sa fille aînée Lourdes] à faire de la musique ou mon fils Rocco à peindre. Mais je n’ai jamais cessé de les exposer à l’art, à la musique. Je suis fière de ce qu’ils sont devenus, et de leur travail.
Pensez-vous qu’il a été facile pour eux de grandir avec Madonna comme mère ?
Pas du tout ! Avoir une mère comme moi, c’est plutôt un obstacle qu’autre chose.
Comment vous sentez-vous aujourd’hui ?
Je suis très emballée par les défis qui se présentent à moi. Je m’apprête à créer un nouveau show. Depuis des années, je travaille à la mise en scène d’un film sur ma vie. C’est une étape très belle parce que j’amasse des idées, je me laisse inspirer, je fréquente des personnes créatives, je regarde énormément de films, j’écoute de la musique… Je fais de l’anthropologie sociale ! Je cherche l’inspiration partout où je vais, où qu’elle se trouve.
De quoi avez-vous peur ?
L’idée de vivre dans une société où l’on ne peut pas être libre d’exprimer son individualité, ses pensées. J’ai le sentiment que les gens ont de plus en plus peur de formuler leurs opinions, comme s’ils craignaient d’être authentiques. A-t-on basculé dans une sorte de dystopie ? Ce serait effrayant.
Qu’est-ce qui vous rend heureuse ?
Le temps que je passe avec mes enfants : les voir heureux, assister à leur évolution, découvrir leurs passions. Une grande partie de mon bonheur découle d’eux, mais aussi de l’inspiration que je trouve chez certains artistes.
Qu’est-ce qui vous fait tomber amoureuse ?
Le sentiment d’affinité avec quelqu’un. Quand on a l’impression de parler la même langue, de voir le monde de la même manière. Je tombe toujours amoureuse de personnalités créatives, ou du moins qui expriment leur créativité d’une manière ou d’une autre.
Revenons quarante ans en arrière. Quels conseils donneriez-vous à cette fille de New York, la jeune Madonna ?
Cette fille était fauchée, et affamée. Je lui dirais de regarder la réalité en face et de se faire à manger.
Que feriez-vous si vous aviez 20 ans aujourd’hui ?
La même chose, je crois. Je voudrais encore découvrir le monde, avec la même curiosité et la même envie de rencontres. Je voudrais aussi laisser mon empreinte, m’exprimer, bousculer l’ordre établi, partir à l’aventure – être rebelle. Au fond, je ne serais pas différente de ce que j’étais, hormis que j’aurais cette fois de quoi me nourrir et me chausser…
Vanity Icons
avec
MADONNA
photographies
LUIGI & IANGO
rédacteur en chef
SIMONE MARCHETTI
fashion director
B. AKERLUND
fashion editor
MICHAEL PHILOUZE
MARCUS CHANG @ Batu Projects
producteur
ML MCCARTHY
casting
COOPER VASQUEZ
set designer
THE 1896 STUDIOS & STAGES
stuio
DEAN DODOS
directeur lumière
KEVIN LAVALLADE @ D Factory
digital tech
maquillage Madonna
Stephane Marais
coiffure Madonna
Andy LeCompte
@ Andy LeCompte Salon
manucure Madonna
Naomi Yasuda @ Forward Artists
maquillage
Liselotte Van Saarloos @ The Wall Group
Sil Bruinsma @ The Wall Group
Georgi Sandev
@ Forward Artists using Chanel
coiffure
Gonn Kinoshita
@ The Wall Group using Oribe
Sasha Nesterchuk
@ Artist Management Miami using Kerastase
e Bumble & Bumble haircare
maquillage effets spéciaux
Emily Schubert
tailleur
Shirlee Idzakovich
coordinatrice vintage
Shannon Hoey
remerciements spéciaux
Be Electric
choréographe
Vinson Fraley
vidéographes
Bell Soto, Brian Molloy, Franklin Burger
assistants de production
Emma Thomas, Justing Warsh,
Adam Martin
assistants photo
Patrick Mclain, Zac Zannini,
Brandon Abreu
fashion associates
Alban Roger et Justin Fernandez
assistants mode
Ela Dobs, Thomas Kivell
coordinatrice mode
Zoe Lembeck
stagiaires mode
Gage, Azra Somay
assistants maquillage
Takanori Shimura, Kavita Kaul,
Arpita Brahmbhatt, Mika Shimoda
assistants coiffure
Julianne Laney, Serina Takei,
Vanessa Ocando, Mariko Yamamoto,
Ubu Nagano, Nami Kusuoka, Ashley Herbert, Kevin Kelly, Natalie Rosales
assistants plateau
Brett Lindell, Erin Welsh,
Jess McIntire, Thea Rae
remerciements à
Akdeniz, Umi Akiyoshi, Harrison Ball,
Olivia Beeken, Bloom Twin,
Barton Cowperthwaite, Tara Dew,
Lynley Eilers, Diandra Forrest,
Vinson Fraley, Waverly Fredericks,
Charisma Glasper, Zoe Head, India,
Matthew Jamal, Lloyd Knight, Sy Lu,
Casil MacArthur,
Finlay Mangan, Raymond Naval,
Ariel Nicholson, Penda N’diaye,
Marla Phelan, Unity Phelan,
Jose Lapaz-Rodriguez, Tianna St. Louis, Stephen Thompson,
Stephanie Troyak, Guinevere Van Seenus, Richard Villaverde, Sara Grace Wallerstedt
Une production exclusive Vanity Fair